Crier d’une même voix

Peut-être est-ce un simple concours de circonstances, peut-être la coupe est-elle pleine, toujours est-il que plusieurs musiciens et musiciennes de Suisse romande ont élevé la voix en mai dernier pour faire part de leur inquiétude et des difficultés grandissantes à pratiquer leur métier.

Dessin de Meimuna

Début mai, la violoncelliste Sara Oswald a publié sur les réseaux sociaux une lettre ouverte dans laquelle de nombreux et nombreuses artistes se sont reconnus. Elle y évoque : « un épuisement à toujours gagner des misères, alors que le coût de la vie augmente. Un épuisement à me battre toujours pour bénéficier du subside à l’assurance maladie, sans quoi, je ferme clairement boutique. Un épuisement à faire des tonnes de dossiers pour faire naître mes projets. »

Elle rappelle qu’une formation professionnelle ne met pas les musiciens et musiciennes à l’abri : « Je suis un produit de la HEMU Lausanne, et j’ai fait un Master à la HEM Genève en violoncelle baroque. Voilà 23 ans que je suis devenue professionnelle. Il y a des mois où je ne gagne que 400 CHF, la faute à un unique concert en 30 jours. Oui, je pourrais enseigner, je pourrais jouer dans un orchestre. Mais seulement, cela ne me convient absolument pas. J’aime écrire la musique, composer pour des projets, faire des concerts. J’ai appris ce métier pour ça. On a besoin de temps pour créer, travailler notre instrument, faire du booking, de l’administratif (plus de la moitié de mon temps). Après une journée d’enseignement, qui a encore l’énergie de se mettre dans son local et de trouver l’inspiration pour une nouvelle idée originale de composition ? Car oui, en plus d’être musicien-ne, on doit apprendre à se vendre. Je pourrais dire pour ma part que mon travail me prend plus de 100 % de mon temps. En clair, je ne fais que ça. Travailler. Et gratuitement. »

De son côté, la chanteuse valaisanne Meimuna a exprimé son malaise en dessin, une série de 14 planches, également visibles sur les réseaux sociaux, qui reflètent les mêmes inquiétudes et abordent une question existentielle : « faut-il quitter le monde de la musique ? »

Paléo, les bas

Le 2 mai, le sujet est abordé sur les ondes de la RTS par une troisième artiste, Moictani, chanteuse à l’affiche du Paléo Festival cet été. On y apprend qu’elle aussi doit se contenter de cachets de 200 à 300 francs par concert, et que le plus grand festival de Suisse n’est pas plus généreux : tout le budget sert à payer les cachets mirobolants des têtes d’affiche. On rêve d’un Paléo qui en inviterait deux de moins pour payer correctement les artistes moins connus, quitte à vendre ses 200 000 billets en 30 minutes au lieu de 13.

D’une manière générale, on rêve d’une société qui prenne conscience du rôle indispensable que joue la culture, de la nécessité aussi de défendre notre propre culture, pas uniquement quelques stars d’outre-Atlantique. Cela passe par un soutien des structures étatiques qui ne serait pas remis en question chaque fois qu’il faut de l’argent pour sauver une banque en faillite par-ci ou compenser des taxes douanières par-là.

Les recommandations tarifaires récemment élaborées par Sonart sont un très bon pas dans cette direction. A la suite des nombreuses réactions suscitées par sa lettre ouverte, Sara Oswald a lancé un sondage en ligne dans le but de rédiger un manifeste des musiciens et musiciennes qui sera très certainement publié dans Le Temps. Car pour aller de l’avant, les musiciens et musiciennes suisses sont unanimes à dire qu’il faut réunir leurs forces, et parler – crier plutôt – d’une même voix. La Revue Musicale Suisse est aussi justement là pour cela.

 

Sara Oswald. Photo : Holger Jacob

Lettre ouverte de Sara Oswald : Invisibles

«Tout a commencé il y a quelques années. Un début de fatigue. Un agacement naissant, à devoir encore expliquer que je désire être rémunérée pour enregistrer sur le disque de telle ou telle personne ou pour aller faire un concert. Un sentiment grandissant de sidération résultant de la croyance si éloignée que l’on se fait de la vie d’artiste. J’entends toujours ce sempiternel : C’est beau de vivre de sa passion.

Les années passent, et, en plus de tout ça, apparaît un épuisement, lié aux milliers de kilomètres pour aller jouer au fin fond de la France pour un cachet de 300 Euros, sans les trajets. Je me pose la question de l’intérêt d’aller jouer ailleurs, et l’envie d’exotisme prend toujours le dessus, bien au-delà du réel. Un épuisement à toujours gagner des misères, alors que le coût de la vie augmente. Un épuisement à me battre toujours pour bénéficier du subside à l’assurance maladie, sans quoi, je ferme clairement boutique. Un épuisement à faire des tonnes de dossiers pour faire naître mes projets.

Et en parlant de projets, ces derniers temps, à 47 ans, une colère non dissimulée fait place en moi, née d’un refus de subvention, qui met en péril un spectacle très personnel, fruit de mon travail depuis 4 ans, car, « on ne peut subventionner qu’un tiers des projets dont on reçoit les dossiers ». J ‘imagine bien que l’enveloppe dédié à la culture n’est pas infini. En discutant avec beaucoup d’ami-e-s-x musicien-ne-s indépendant-e-s comme moi, j’apprends que certain-e-s mettent l’entier de leurs maigres économies sur la table pour payer les frais liés à la production et à la fabrication d’un disque (il va sans dire que nous ne touchons pas un kopek de Spotify et ses amis), d’autres dilapident un petit héritage pour « ne pas arrêter de faire des projets », d’autres encore jettent l’éponge, dégoûtés, quand d’autres font des burn out. On souffre. De plus en plus. En silence. Invisibles.

Je suis un produit de la HEMU Lausanne, et j’ai fait un Master à la HEMU Genève en violoncelle baroque. Voilà 23 ans que je suis devenue professionnelle (Bachelor de violoncelle en poche, donc). Il y a des mois où je ne gagne que 400 CHF, la faute à un unique concert en 30 jours. Oui, je pourrais enseigner, je pourrais jouer dans un orchestre. Mais seulement, cela ne me convient absolument pas. J’aime écrire la musique, composer pour des projets, faire des concerts. J’ai appris ce métier pour ça. On a besoin de temps pour créer, travailler notre instrument, faire du booking, de l’administratif (plus de la moitié de mon temps). Après une journée d’enseignement, qui a encore l’énergie de se mettre dans son local et de trouver l’inspiration pour une nouvelle idée originale de composition ? Car oui, en plus d’être musicien-ne, on doit apprendre à se vendre. Je pourrais dire pour ma part que mon travail me prend plus de 100 % de mon temps. En clair, je ne fais que ça. Travailler. Et gratuitement. Il va sans dire que les répétitions ne sont pas payées non plus. Tout comme le travail à l’instrument, la composition, le temps pour monter un programme de concert, les heures devant l’ordinateur à faire des budgets ou des dossiers de présentation. Seul le concert est payé. Et les trajets, souvent, il faut se battre. Comme le dit l’excellente étude de Marc Audétat et de Marc Perrenoud publiée dans Le Temps du 25 avril par Stéphanie Arboit, les cachets pour le jazz et la musique actuelle sont en moyenne de 300 CHF. Même en jouant tous les week-ends, ce qui n’arrive (je crois) à aucun-e artiste en Suisse, il est extrêmement compliqué de vivre de ça…. Je pense aux si beaux dessins de Meimuna (voir Instagram 25 avril) qui parlent si bien de tout ça.

N’est-ce pas triste et choquant de se dire que l’on apprend un métier, professionnellement, en faisant une Haute Ecole, en apprenant de manière autodidacte ou en faisant d’autres formations, qu’on passe notre vie à faire de la musique et que l’on ne peut en vivre ? Ce qui est compliqué également, à mon avis, est la concurrence déloyale dans le métier. En étant déjà tellement précarisé-e-s, je pense que le fait d’accepter d’aller jouer pour moins de 300 CHF ne rend pas service à notre métier, faisant croire que nos prestations n’ont pas de valeur. D’où cette question : qu’est-ce qu’un-e musicien-ne professionnel-le ? quelqu’un-e qui vit de son art ?   quelqu’un-e qui a étudié dans une école ? quelqu’un-e qui n’a pas d’autres revenus que la musique ?

Ces derniers jours, j’ai parlé avec beaucoup de personnes musiciennes, et partout je sens cet épuisement, cette saine colère, cet abattement, et je me dis qu’il faut faire quelque chose.

Quelles sont les solutions à l’étude dont on entend parler ? Comment devient-on visibles ? Que faire pour se faire entendre, se fédérer ? Et surtout, qu’est-ce qu’on propose pour faire changer les choses ?

Ce matin, je me sens fatiguée de mon/notre invisibilité.»

 

Dessins de Meimuna : Faut-il quitter le monde de la musique ?

Dessins : Meimuna

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