Eklekto: une passerelle entre la percussion et tous les styles musicaux

Le Centre de percussion de Genève, redéfini par ses nouveaux responsables, se présente aujourd’hui sous le nom Eklekto, en référence à l’éclectisme. Présidé par Yves Brustaux, timbalier solo de l’Orchestre de la Suisse Romande depuis 1973, ce centre de percussion est conçu comme un foyer de compétence insistant sur la notion d’ouverture, et cette association offre actuellement un nombre important de prestations.

Patrick Delance

Parmi celles qui retiennent l’attention, relevons la mise à disposition d’un instrumentarium de plus de 750 instruments. La plus grande partie de ce parc instrumental peut être louée à des musiciens ou ensembles qui en font la demande. Cet élément est capital, car chaque percussionniste, professionnel ou non, ne peut se payer le matériel nécessaire. Héritier — sous certains aspects — de l’ancien Centre international de percussion (CIP) fondé par Pierre Métral en 1974, Eklekto se présente comme un pôle à la fois musical, créatif, scénique et formateur dans le sens non scolaire de l’expression. Il est surtout intéressé par toutes les formes d’expression artistique de notre temps ou de jadis. Qui se souvient que la première partie de percussion composée de sons indéterminés pour petit ensemble fut celle de l’Histoire du Soldat créée en 1918? Le champ symphonique du 20e siècle a permis une expansion réelle des percussions, de Stravinsky à Stockhausen, de Jean Balissat, à William Blank. Sur un autre plan, signalons que, du point de vue du patrimoine manuscrit ou édité de la percussion, la Bibliothèque du Conservatoire de Genève abrite à la Place Neuve près d’un millier de partitions rassemblées par des professionnels durant ces quarante dernières années.

Yves Brustaux, à vous entendre, un nouvel essor prend forme pour la percussion avec Eklekto. Pourriez-vous nous aider à en comprendre le contexte?
Il faut saisir que le langage de la percussion a grandement évolué ces cinquante dernières années. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les célèbres Percussions de Strasbourg fêtent cette année leur 50e anniversaire avec une collection significative de CD. Ce groupe qui donna son premier concert en janvier 1962 apparaît aujourd’hui comme une première mondiale. En 1959 déjà, Boulez s’était intéressé à ces musiciens novateurs. Il n’y a pas si longtemps, certains compositeurs voyaient le pupitre de percussion comme secondaire, plutôt comme un élément d’accompagnement ou coloriste dans l’orchestre. Le public aussi. Cela était juste. Cette posture a aussi été, semble-t-il, celle de Messiaen ou Dutilleux. Dans l’orchestre, il ne m’apparaît pas possible de développer cette présence de la percussion à l’infini, ne serait-ce que pour des raisons de place. Dès les années 1960, une production originale apparaît dans le domaine pédagogique, dans celui de la musique de chambre et de la littérature pour un percussionniste seul, les concertos et la multipercussion. Avec Eklekto, nous souhaitons dépasser le cadre strict de la percussion pour elle-même ou dans l’orchestre, pour travailler avec des gens du spectacle. Je pense à l’aspect visuel du jeu du musicien, de sa complicité avec la danse, l’électroacoustique, par exemple.

Donc, vous n’êtes pas à confondre avec une institution pédagogique?
Naturellement pas. Etant moi-même professeur à la Haute Ecole de Musique de Genève, où j’enseigne les timbales et leurs traits d’orchestre, je suis bien placé pour ne pas confondre les attributions des deux lieux. Nos statuts sont d’ailleurs différents dans la forme comme dans l’esprit. Eklecto, dans un langage métaphorique, se veut en somme une «passerelle» entre divers milieux, celui de la percussion et de tous les styles musicaux dont cette famille d’instruments fait partie. Nous invitons d’ailleurs certains confrères à proposer des enseignements complémentaires à ce que nous pourrions appeler les cursus académiques en place en Suisse ou ailleurs. Nous ne nous considérons pas comme un établissement de pure sélection de type scolaire ou comme un lieu de concours. En revanche, on a imaginé des cours d’initiation à la percussion. Eklekto envisage de collaborer avec des personnalités étrangères au milieu genevois, soit en invitant des solistes, des créateurs, soit en se produisant dans des villes suisses ou d’autres capitales de la musique. Notre comité ambitionne d’inviter les étudiants en composition pour partager la problématique de l’écriture et des graphismes dédiés à la percussion classique et à la multipercussion. La notation pour nos instruments n’est pas aussi simple que l’on pense. L’idée de travailler «autour d’un compositeur», comme nous l’avons fait pour Thierry De Mey, est captivante. Même certains chefs pourraient être intéressés à travailler avec notre centre. Ce travail n’exclut d’ailleurs pas la pratique de l’improvisation en solo ou en groupe, son enseignement, ou à partir d’un texte littéraire ou poétique par exemple. Nous travaillons enfin également avec la Haute Ecole d’Art Dramatique de Genève.

Et pour ce qui concerne le milieu des batteurs?
Nous laissons au conservatoire ou à d’autres écoles privées le domaine de la batterie complète, de la variété, du jazz actuel, etc. Techniquement, voire «idéologiquement», les frontières stylistiques des genres tendent à ne plus s’opposer de façon aussi crispée que jadis. C’est un bien. Aujourd’hui, il faut un bagage de niveau pour tous les genres. A l’intime du cœur, un percussionniste devrait aborder toutes les formes d’écriture avec engagement. En ce qui me concerne, un musicien ne peut jamais se suffire à lui-même à la manière des autodidactes, ce qui a existé dans le passé dans le cercle des percussionnistes. Mes anciens élèves ne sont jamais interdits de séjour dans les lieux où je travaille. J’aime garder le contact avec eux, y compris si nos chemins de musique ou nos goûts sont différents. La direction artistique de notre association Eklekto, qui produit des séminaires, des spectacles et des concerts, relève de la responsabilité de Jean Geoffroy, percussionniste de renom international. C’est une chance pour nous d’avoir des regards extérieurs à notre association.

Le répertoire ou le vocabulaire sonore des percussions est-il aussi étendu que cela?
Un instrument pour lequel on ne compose plus meurt. Certains sujets sont à reconsidérer, y compris sur le plan humain: un pupitre de percussion où les personnes ne se comprennent pas ou ne cherchent pas à se rendre supportables, si j’ose dire, n’est pas un registre de valeur. «Celui qui veut briller le plus ou jouer le plus fort ne conduit à rien», disait François Dupin du registre de percussion de l’Orchestre du Paris. Animer un pupitre ou un atelier de percussion, c’est aussi cela: un savoir-être. On peut encore songer à la mise en valeur des percussions de la Renaissance, du Baroque ou de type ethnique. Je vous rappelle que la première partition de timbales est identifiée comme telle en 1560. Aujourd’hui, le chef Marc Minkowski demande des timbales baroques quand il dirige certaines partitions avec l’OSR à Genève. Depuis Varèse et Ionisation composé en 1931 pour 13 percussionnistes, puis Bartók ou d’autres, une voie s’est fait jour. Si vous n’entretenez pas ce chemin, il disparaît. Notre comité de direction fait confiance à ce qui est créé aujourd’hui d’où l’idée de passer des commandes, puis de leur donner vie. J’insiste sur le fait que celui qui se voue à la percussion accepte d’évoluer tout en gardant les standards du répertoire en les respectant. Comme timbalier, j’ai autant de plaisir à jouer Beethoven que les œuvres créées sous Ansermet ou une composition achevée hier. Choisir l’un contre l’autre serait le début de la pensée musicale zéro. On ne peut pas faire ce métier sans une saine curiosité en solidarité avec la culture contemporaine dans son tout, même si les partitions récentes demandent un travail supplémentaire sur le plan conceptuel ou de la réalisation. Le musicien d’aujourd’hui apparaît en fait comme acteur du développement de la percussion. Eklekto dans sa motivation est ancrée dans cette attitude quasi philosophique. L’instrumentarium dont nous disposons, en plus des compétences de nos membres et correspondants, est quasiment unique en Suisse, d’où la possibilité d’avoir un rayonnement national, voire davantage.

Et la question des Ecoles?Poursuivre des études de percussion à Berlin, New York, Amsterdam ou Paris ne peut être absolument identique. Vous avez le même problème avec les cordes, les cuivres, etc. Mais j’observe que l’art musical s’inscrit dans une continuité et dans une complémentarité des références. C’est tant mieux. Le principe de «mêmeté» ne me séduit pas. C’est comme si vous voyagez toute une vie dans la même chaîne d’hôtels avec le même décor et la même entrecôte au menu… Je dois cependant préciser que l’Ecole française dont je suis issu ne s’est pas forgée seulement à partir du répertoire d’orchestre comme c’est le cas ailleurs. Le Conservatoire de Paris qui m’a formé a fait des commandes et publié des méthodes. Le centre d’excellence que nous développons à Eklekto se situe au-dessus de ces Ecoles ou des manières de jouer. Est-ce si intéressant de les opposer? C’est donc bien, une fois une base acquise, l’expression musicale qui est à privilégier, et cela jamais en circuit fermé. Dans cette perspective, le rapport avec le chef est primordial. En 1972, je peux vous dire que, comme jeune timbalier de l’OSR venant de France, j’ai musicalement beaucoup appris de Wolfgang Sawallisch… et il devait avoir dirigé des collègues expérimentés et héritiers d’autres écoles que la mienne.

Au vu de votre expérience à l’OSR, vous avez donc la préoccupation de la transmission?
Vous touchez ici un point qui m’est cher. Le savoir musical ne se transmet pas par les livres, mais par l’oralité, par l’exemple, le partage de la pratique à l’orchestre. Je me méfie un peu des enseignants de percussion qui ne font pas partie d’un orchestre et qui se limitent à un genre musical convenu. La relation à la sonorité passe par une culture personnelle et une relation à celle du groupe. Cette relation doit être enseignée. Pour moi, le savoir est ce qui peut être partagé. Du tambour militaire français que j’ai pratiqué, au marimba à quatre baguettes en vogue aujourd’hui, les sonorités sont d’une variété considérable. Tous les instrumentistes ne peuvent pas en dire autant. La question est de savoir donner un sens à ces climats sonores et de les situer dans un horizon. C’est dans cette idée que notre centre de percussion se veut un espace de rencontre et de réflexion, en fait, une cellule qui devrait faire autorité, au-delà des chapelles de province qui m’apparaissent comme stériles. A partir d’un certain niveau, je crois à la part créative de l’interprète. Notre collaboration avec le Festival Archipel, le Festival Batteries et le Théâtre du Galpon à Genève le prouve. Comme souvent dans la vie, être esclave de la normalité masque toute attention à l’autre, toute évolution. La percussion, aussi ancienne que l’homme, invite justement à rejoindre la créativité dans la production musicale d’hier comme dans celle de demain.

Photo: Eklekto met à disposition un instrumentarium de plus de 750 instruments. Il propose aussi des séminaires, spectacles et concerts, sous la responsabilité de Jean Geoffroy.

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