Comment donner l’envie de découvrir ce que l’on ne connaît pas ?

Voilà un questionnement que chacune ou chacun d’entre nous s’est probablement déjà posé sur de nombreux sujets ; même à propos de musiques classiques. Quelles réponses la médiation musicale apporte-t-elle à ce genre de question ?

On attend des professions musicales qu’elles accompagnent des expériences qui puissent nourrir le capital culturel des publics tout en restant dans le cœur de leur métier. Photo : Robert Couse-Baker

Les acteurs et actrices des terrains musicaux le savent bien : les politiques culturelles publiques s’élargissent en faveur d’un déploiement d’actions pour la sensibilisation et l’éducation aux arts, tout en encourageant le croisement des initiatives en matière d’innovation sociale. Dans une ère d’éclectisme et d’immédiateté qui interroge le rôle et la place de la culture dans notre société, on cherche de l’art qui serve à quelque chose, qui développe une certaine notion de rentabilité « pour toutes et tous ».

En lien avec cette évolution de la demande sociale et politique, beaucoup de sujets revêtent alors une nouvelle conscience nourrie par le grand nombre de rôles que la musique peut jouer dans la vie des gens. En réactions, si certains dénoncent la culpabilisation de l’exigence et de l’élévation au profit d’une pseudo bonne conscience prétendument égalitariste conduisant au néant, d’autres critiquent un milieu de l’entre-soi empreint d’arrogance et de privilèges ancestraux.

Au milieu de ces bouleversements croissants, il faut prendre en compte que l’élargissement des missions autour des professionnels de la musique (qu’ils exercent à destination de la scène ou de la salle de classe) crée parfois une pression intimidante pour celles et ceux qui n’ont jamais été sensibilisés à ces nouveaux enjeux.

Ouverture ou conservatisme

Courroies de transmission indispensables vers les publics, les missions des professions musicales se trouvent alors en constante tension dynamique entre posture d’ouverture et attitude plus conservatrice afin de susciter la curiosité, d’ouvrir à la richesse du patrimoine, d’accompagner la construction du goût. On attend d’elles qu’elles accompagnent des expériences qui puissent nourrir le capital culturel des publics tout en restant dans le cœur de leur métier, qu’elles rayonnent sur un territoire dans lequel elles savent travailler avec les autres, construire et échanger des savoirs.

De ce fait, si jusque-là les compétences des professionnels de la musique se définissaient principalement par leur haut degré de spécialisation en matière artistique, leurs périmètres d’interventions dépassent aujourd’hui leurs fonctions disciplinaires. Ces missions élargies mettent en lumière des besoins d’habiletés multiples, ainsi que l’importance d’un développement de compétences sociales, relationnelles et organisationnelles en plus du socle traditionnel identifié jusqu’alors.

Cette situation met en jeu également la responsabilité de l’enseignement donné aux futurs professionnels de la musique et aux moyens dont on accompagne celles et ceux qui sont en place depuis des années, car ce n’est pas parce que les missions changent et s’élargissent que les actrices et acteurs du secteur acquièrent de nouvelles capacités instantanément.

C’est au milieu de ces mutations des responsabilités que la notion de « médiation » a fait son entrée dans le champ musical, avec une terminologie lexicale qui renvoie au contexte de la négociation. Vue comme un remède ou comme un symptôme selon les convictions de chacun et chacune, la médiation devient une manière de nommer à la fois cet objectif non satisfait de justice sociale dans la répartition des biens culturels, du besoin de refonder sur d’autres bases le paradigme général de démocratisation culturelle tout en posant la question de la légitimation de la culture par le social. Quoi qu’il en soit, la médiation est au cœur de nombreux enjeux qui s’étendent également à d’autres aspects liés notamment à l’image des institutions musicales, à leur cahier des charges, à leurs ressources financières et dans certains cas à leur pérennité.

Mais comment la médiation musicale est-elle déployée sur les terrains ?

Ce qui est clair, c’est que cette médiation renvoie à des dispositifs pluriels et hétérogènes. Dans l’esprit, elle chapeaute un vaste ensemble de pratiques visant à stimuler la transmission et l’appropriation, couvrant des actions de développement des publics, développant la participation culturelle, favorisant la rencontre des citoyens et des publics par le développement de la sensibilité, de l’altérité, de la subjectivité et du sens critique.

La médiation musicale regroupe beaucoup de bonnes intentions guidées par la justification des nouvelles missions assignées et citées auparavant. Marie-Christine Bordeaux, professeure des universités et spécialiste des politiques d’éducation artistique et culturelle, précise : « la médiation est fréquemment perçue comme un alibi, un écran de fumée vaguement teinté de conscience sociale qui aurait pour but de masquer l’immobilisme du système culturel et les avantages acquis d’une partie de ses acteurs ».

Parfois soumises à la dictature du chiffre, certaines structures déploient des dispositifs de médiations qui évoquent l’idée qu’il suffirait de mettre œuvres et publics (non-initiés) en présence pour que la rencontre esthétique opère instantanément ; d’autres baissent leurs tarifs pour attirer les plus jeunes qui désertent, espérant que la levée de ce frein d’accès créera un appel d’air pour de nouveaux publics.

Beaucoup d’initiatives créatives voient le jour et se déclinent. Souvent pensées pour répondre aux injonctions, elles ont parfois tendance à oublier un élément essentiel : nous n’avons généralement pas de manque pour ce que nous ne connaissons pas. Jean Caune, théoricien de la culture et de la communication résume ce propos ainsi : « comment faire naître la jouissance esthétique si elle n’est pas fondée sur des processus qui suscitent le désir de culture ? ».

Si l’absence de manque (de musiques classiques) est liée à l’absence d’envie, alors les dispositifs de médiations musicales ne devraient-ils prioritairement pas se destiner à cultiver du goût pour susciter ou faire naître cette envie ? Penser que la médiation musicale sert à nourrir un capital culturel permet alors de distinguer les modes d’interventions et les publics : la musique n’a pas particulièrement besoin de médiation, tout dépend à qui on l’adresse.

À partir de ces raisonnements, la médiation musicale devient un geste professionnel de l’identité des musiciennes et des musiciens qui souhaitent s’y investir, capables de déployer des stratégies d’interventions dans une dynamique pédagogique étayée. Dans le prolongement de cette pensée, il serait alors intéressant pour nombre d’institutions de passer de l’expérimentation de contextes à un véritable développement professionnel de contenus permettant aux artistes de trouver une place renouvelée et aux publics une piste d’envol.

Accompagner les changements

Depuis 2010 et l’acceptation de la responsabilité de la professionnalisation comme pilier central, les hautes écoles de musique suisses s’inscrivent dans une démarche de réflexion permanente sur le sens, les débouchés, la connexion entre les enseignements dispensés et les besoins des terrains.

Impactées par les transformations sociales, elles veillent à offrir la possibilité d’une diversification des savoirs à destination de la formation de professionnels autonomes et responsables, disposant d’outils nécessaires à l’accomplissement de leurs métiers et des conditions de les exercer. C’est sur ces bases que la médiation de la musique a fait son entrée à l’HEMU en 2014.

En s’appuyant sur des logiques spécifiques d’interventions favorisant l’expérience, en imaginant la diversité et les façons de l’accompagner dans une vision pratique et théorique, les musiciens et musiciennes sont accompagnés à propos de médiation musicale tout en restant libres de s’engager ou non dans cette démarche. En partant de l’identité artistique de chacune et chacun, les étudiants et étudiantes se confrontent aux conditions qui permettent la rencontre entre l’œuvre et les citoyens, en s’adaptant aux publics à qui ils s’adressent, voyant ainsi que si chacun n’a pas les mêmes dispositions culturelles au départ, il est possible de les acquérir.

C’est pour répondre à de nombreuses sollicitations que l’HEMU innove en créant un diplôme de formation continue (CAS) dédiée à la médiation musicale. Après avoir imaginé il y a quelques années un diplôme autour des initiations musicales destinées aux tout-petits, cette nouvelle formation continue s’inscrit dans la continuité des considérations données aux publics en proposant de poursuivre un travail de fond sur la fonction civique de l’art.

Essentiellement construit sur des expériences dans des terrains très différents avec des partenaires locaux (ensembles, orchestres, festivals, associations professionnelles, enseignement musical), ce CAS HES-SO en médiation musicale apportera une méthodologie pour concevoir et élaborer des interventions ciblées grâce à des moyens pédagogiques et des outils spécifiques adaptés.

Dans une démarche réflexive puis opérationnelle, les étudiants et étudiantes de ce diplôme de formation continue seront accompagnés à créer puis développer leurs projets personnels et à les situer quant aux enjeux philosophiques, sociaux, politiques et artistiques afin d’en faire des débouchés professionnels.

Renseignements : hemu.ch/cas

Thierry Weber est passeur de musiques. Chef d’orchestre spécialiste de la médiation musicale, il est professeur à l’HEMU et cocréateur de ParteMus.

 

 

 

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