La musique et la révolution industrielle

Deux aspects antinomiques du 19e siècle sont auscultés, en lien avec la musique : le progrès mécanique et l’usage de l’hypnose. Un troisième livre se penche sur les suites pour violoncelle de Bach.

Le « Concert à la vapeur » de Jean-Jacques Grandville (extrait du livre Un autre monde, 1844), allégorie de la mécanisation de la musique. Source : wikimedia commons

Encore rare dans l’aire francophone, l’étude parallèle de l’évolution de l’art musical et de son contexte matériel historique ouvre d’intéressantes perspectives. Dans un essai aussi documenté qu’accessible, le musicologue Emmanuel Reibel examine les mutations esthétiques résultant de la révolution industrielle, issue des développements techniques induits par la découverte et la maîtrise des propriétés de l’électricité et de la vapeur, ainsi que les relations ambivalentes, fascinées ou effrayées, des musiciens et mélomanes avec le monde des machines – des automates et instruments mécaniques aux premières expériences de reproduction sonore, en direct (audition téléphonique et théâtrophone) ou par le biais d’enregistrements (phonographe et gramophone). La recherche et la réflexion couvrent tout le 19e siècle, en se focalisant principalement sur le territoire français. On y trouvera en particulier le récit de l’avènement du métronome, l’histoire de ses précurseurs, de son succès et des polémiques diverses quant à son usage : de régulateur fidèle du tempo prescrit par le compositeur, il est également devenu un outil coercitif de conditionnement externalisant la sensation du temps musical. L’ouvrage analyse les répercussions de cette période d’innovations technologiques, obsédée par le progrès mécanique, éprise de performance, de rationalisation et de standardisation, cultivant le rythme et la vitesse, sur la composition et l’interprétation, de même que sur la production en série des instruments de musique, qui permit de réduire leur prix et de les rendre plus facilement abordables, contribuant ainsi à démocratiser leur apprentissage.

Durant cette époque d’essor industriel si férue de rationalité apparaissent, comme en contrepoint, la neurologie, la psychologie scientifique et la psychiatrie, pour lesquelles l’hypnose fut un des sujets d’étude de prédilection, notamment pour Charcot, Janet ou Freud à ses débuts. Dans un livre récemment paru, l’historienne Céline Frigau Manning explore les liens établis au 19e siècle entre cet état particulier de conscience, la musique et les sciences médicales, et interroge la diversité des emplois et des statuts de l’art d’Euterpe dans ces circonstances. L’excitation nerveuse provoquée par les sons peut aussi bien soigner qu’amener à l’extase ou renforcer le pouvoir de l’hypnotiseur, voire même dramatiser une représentation publique : s’affranchissant du domaine de l’expérimentation scientifique ou des soins thérapeutiques, l’hypnotisme était en effet également devenu un objet de spectacle. Au tournant du 20e siècle, les gestes et mimiques suscités par des impulsions musicales ont même pu procurer des sensations esthétiques. S’appuyant tant sur de multiples témoignages médicaux ou littéraires que sur des comptes rendus de presse, l’auteur décrit de nombreux exemples de phénomènes étranges dus aux pratiques anesthésiantes, thaumaturgiques ou hallucinantes de la musique, y compris les crises de tarentisme ou les épreuves que s’infligeaient des membres en transe de la confrérie soufie des Aïssâwa.

Fruit de conversations entre Emmanuel Reibel et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras, un ouvrage consacré aux six Suites pour violoncelle seul de Bach associe des considérations interprétatives et des souvenirs personnels du franco-canadien, qui a joué d’innombrables fois cette pierre angulaire du répertoire violoncellistique, l’a gravé sur disque et l’a même interprété accompagné d’une chorégraphie. Avec quel archet et quelles cordes (en boyau ou en métal) exécuter ce corpus, sur quel instrument ou quelle scordature (pour les cinquième et sixième suites), les caractères des différents mouvements, la réalisation des accords et des ornements, le vibrato, les nuances et les tempi, le rôle de l’harmonie sous-jacente : ce sont quelques-uns des thèmes abordés par le musicien marqué autant par son passage à l’Ensemble intercontemporain que par sa rencontre d’Anner Bylsma. A son image, on ne trouvera dans cet échange ni académisme, ni dogmatisme, mais un partage en toute liberté et générosité.

Emmanuel Reibel : Du métronome au gramophone. Musique et révolution industrielle, 384 p., € 24.00, Fayard, Paris 2023, ISBN 9782213722252

Céline Frigau Manning : Ce que la musique fait à l’hypnose – Une relation spectaculaire au XIXe siècle, 384 p., € 28.00, Les presses du réel, Dijon 2021, ISBN 978-2-37896-174-9

Jean-Guihen Queyras : Bach : les Suites en partage, Conversations avec Emmanuel Reibel, 180 p., € 18.00, Premières Loges, Paris 2022, ISBN 978-2-84385-385-2

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