Ecrits de Ravel et d’autres compositeurs

Présentation de quatre récents recueils d’écrits de grands musiciens, les français Ravel et Grisey, et les allemands Zender et Stockhausen.

Maurice Ravel 1914. Photo : Bibliothèque nationale de France (cf. ci-dessous)
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La parution aux éditions Le Passeur de l’édition la plus complète possible des écrits, entretiens et de ce qui nous est resté de la correspondance de Ravel, passe à juste titre pour un événement éditorial, d’autant plus attendu qu’à ce jour, seules des anthologies avaient paru, ainsi que des documents éparpillés dans plusieurs revues. Outre quelque 1800 lettres, cartes, télégrammes et autres pneumatiques, recherchés avec persévérance, collationnés avec patience et annotés avec soin par le responsable de cette édition, Manuel Cornejo, ce dernier a ajouté plus de 700 documents, lettres envoyées à Ravel et correspondances de tiers au sujet de l’auteur des Jeux d’eau. Il a cependant laissé de côté les doublons ou les courriers administratifs qui auraient plus concerné les chercheurs et biographes que les lecteurs – le titre d’intégrale donné à l’ouvrage n’est donc pas le terme le plus approprié. S’y ajoutent 148 essais, entretiens, lettres ouvertes, pétitions et articles de critique musicale, ainsi que, en annexe, une somme de documents relatifs au compositeur. Au vu de sa notoriété, on demeure perplexe face à l’importance du nombre de lettres disparues, qu’elles soient détruites, non localisées ou entre des mains privées qui les conservent inaccessibles – les lecteurs étant incités à communiquer d’éventuels documents inconnus à l’association des Amis de Maurice Ravel. On trouvera dans sa correspondance à l’écriture concise un Ravel plein de vie et de verve, qui ne se livre pas à de grandes dissertations théoriques ou esthétiques, mais se fait volontiers enjoué, se plaignant de sa paresse (très relative pour ce travailleur forcené), faisant part de ses hésitations quant à son engagement durant la Première guerre mondiale, s’enthousiasmant ou confiant ses peines ou ses inquiétudes.

Gérard Grisey

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Trop tôt disparu, Gérard Grisey est surtout connu comme un des fondateurs de ce qui est appelé l’école spectrale, alors que, paradoxalement, il avait lui-même un rapport ambivalent avec ce terme, cette technique de composition ne formant qu’un aspect de sa musique. Sa passion s’attachait en effet non seulement à la découverte de nouveaux espaces sonores, mais aussi à la recherche de la structuration du temps, volontiers dilaté. Dans cette nouvelle édition complétée, parue chez MF, on trouvera d’une part l’ensemble des écrits significatifs de l’auteur des Espaces acoustiques – sept textes d’ampleur variable consacrés à ses principes de composition, des présentations de ses propres œuvres et divers autres courts articles ou notes sur des sujets musicaux divers (langage et fonction de la musique, sa place dans la société et son enseignement, technologies nouvelles, témoignages concis sur quelques collègues compositeurs, etc.) –, d’autre part plusieurs entretiens, extraits de lettres et de journaux intimes.

Responsable de ce recueil, Guy Lelong évoque dans son éclairante préface trois grands facteurs sous-tendant la conception de la musique par Grisey : l’unification du champ sonore, où l’unité de base n’est plus la note mais la fréquence, intégrant ainsi l’ensemble des phénomènes sonores, en interaction avec les connaissances de l’acoustique moderne ; un processus de transformation orientée, métamorphoses progressives avec des effets de seuils et de basculements, semblable à un cheminement où alternent prévisibilité et imprévisibilité ; la perception en temps réel, basée sur la psychologie de la perception et sur une attention portée à la compréhensibilité de l’œuvre. En résumé, il s’agit d’une pensée musicale prenant en compte les données physiques, biologiques et psychologiques des interactions entre sons et auditeurs.

Hans Zender

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Reconnu à la fois comme compositeur et comme chef d’orchestre, Hans Zender est également apprécié Outre-Rhin pour la hauteur de vue de ses réflexions sur la musique et sur l’art. Soulignant l’échec des utopies historiques post-hégéliennes et la fin des illusions normatives de l’avant-garde des années 1950, il souhaite que se développe une tolérance accueillant les différents courants esthétiques. Les éditions Contrechamps ont publié un choix judicieux d’essais denses, courts pour la plupart, dont il faut signaler la qualité de la traduction française. On y trouvera par exemple des textes traitant de la perception musicale ou de l’esthétique, des notes prises lors d’une répétition de la 3e symphonie de Mahler, dont il souligne l’utilisation des affects comme matériaux compositionnels de base, la description d’un nouveau système harmonique basé sur la division de l’octave en 72 sons, ou encore un entretien sur son arrangement (ou pour reprendre la terminologie de Zender, l’interprétation composée) des Variations Diabelli de Beethoven.

Parmi les analyses des spécificités de différents compositeurs, on retiendra une courte étude sur la structuration en mosaïque des œuvres de Messiaen – où l’apparent chaos formel fonde une musique en strates superposées, dont les éléments/entités peuvent croître indépendamment les uns des autres, en toute autonomie –, des hypothèses sur l’effet que les œuvres de Scelsi produisent sur ses auditeurs – musique « intuitive » fixée une fois pour toutes dans l’improvisation enregistrée et dont la transcription en partition est déjà une interprétation en soi, usage d’unités temporelles très larges et absence des paramètres usuels, conception « archaïque » de l’art –, ainsi que des réflexions sur l’apport de Cage, qui se dégage du connu, du stable et du conventionnel pour ouvrir l’écoute sans a priori esthétique, reflet de notre période de liberté compositionnelle où aucun système ne peut plus se prétendre universel. Soulignant que Cage ne pensait pas de manière dialectique, mais au moyen des paradoxes du Zen, Zender affirme, en connaisseur des philosophies extrême-orientales, que seule une réelle connaissance des fondements du Zen permet de comprendre l’apport cagien.

Karlheinz Stockhausen

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Après une jeunesse particulièrement traumatisée par les horreurs du nazisme et de la guerre, le jeune Stockhausen, hésitant entre littérature et musique, écrivait des partitions plutôt traditionnelles, jusqu’au moment où il découvrit le sérialisme intégral, auquel il se convertit avec ferveur. Volontiers messianique, il part à la conquête d’un langage musical nouveau, remettant en cause de manière systématique tous les paramètres musicaux, en quête d’une unicité inspirée de ses croyances religieuses. Le présent ouvrage, également édité par Contrechamps, contient les écrits théoriques – commentaires, compléments ou justifications de sa démarche compositionnelle – qui jalonnent cette première période créatrice, entre 1952 et 1961. Représentation graphique de la musique, spatialisation, relations temporelles, musique électroacoustique, formes et structures, nature du son, constituent quelques-uns des sujets abordés, en miroir d’œuvres telles que Kontra-Punkte, Gesang der Jünglinge, Gruppen, Kontakte ou Zyklus que Stockhausen élaborait simultanément.

 

Maurice Ravel : L’Intégrale. Correspondance (1895-1937), écrits et entretiens, sous la direction de Manuel Cornejo, 1776 p., € 45.00, Editions Le Passeur, Paris 2018, ISBN 978-2-36890-577-7

Gérard Grisey : Écrits, nouvelle édition augmentée de textes inédits, introduit par une préface de Guy Lelong (directeur de publication), 388 p., € 22.00, Éditions MF, Paris 2019, ISBN 9782915794311

Hans Zender : Essais sur la musique, édités par Pierre Michel et Philippe Albèra, traduits par Martin Kaltenecker et Maryse Steiber, 272 p., € 22.00, Éditions Contrechamps, Geneve 2016, ISBN 9782940068500

Karlheinz Stockhausen : Comment passe le temps. Essais sur la musique 1952-1961, édité par Philippe Albèra, traduit par Christian Meyer, 352 p., € 25.00, Éditions Contrechamps, Geneve 2017, ISBN 9782940068524
 

Maurice Ravel sur les bords de la Nivelle dans sa ville natale de Ciboure, Pyrénées-Atlantiques, 1914. Photo : Bibliothèque nationale de France / wikimedia commons

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