Autour de John Cage

« Ma musique préférée est celle que je n’ai pas encore entendue » affirmait Cage, au sujet duquel viennent de paraître une imposante monographie ainsi qu’une brève autobiographie. Deux autres livres, édités cette année également, se penchent sur des courants musicaux de la deuxième moitié du 20e siècle, influencés en grande partie par le compositeur américain.

Foto: ©openculture.com
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Devenue mythique, la figure singulière de Cage, volontiers ironique, a contribué à entretenir des malentendus concernant sa production artistique, pourtant réalisée avec sérieux et rigueur. Dans une monographie parue chez Fayard, fruit d’un long travail de recherche s’appuyant sur de nombreux documents et témoignages, Anne de Fornel a préféré, à juste titre, concentrer son attention sur sa production artistique, classée thématiquement. Elle explicite ainsi avec précision les différentes techniques employées par Cage, parmi lesquelles on peut citer : le piano préparé, la structure micro-macroscopique, l’utilisation du Yi Jing et d’autres méthodes aléatoires telles que le décalque de contours de pierres ou la reproduction de la position des étoiles d’après des atlas astronomiques, les reprises d’œuvres, notamment de Satie qu’il admirait beaucoup, en gardant leur structure et leur rythme, mais en modifiant la hauteur des notes.

Personnalité rayonnante et généreuse, hors de tout conformisme, pionnier de l’écriture pour percussion seule, de l’électronique ou des performances sous forme de happening, Cage gardait toujours une insatiable curiosité, constamment en quête de nouvelles découvertes et expérimentations. Il explora tout particulièrement le domaine de la non-intentionnalité et de l’intégration du hasard dans le processus de création – la voie vers l’acceptation de l’indétermination lui avait en effet été ouverte par la part d’aléas rencontrée dans le résultat des préparations de pianos. Suivant les opus, les choix de l’effectif, du déroulement de l’œuvre, du texte musical ou encore la possibilité de jouer simultanément plusieurs pièces sont laissés à la libre appréciation des interprètes, stimulant leur créativité et leur abandonnant une partie de la responsabilité du compositeur. Pour les amener à un rapport plus libre à la partition, John Cage déstructure la notation conventionnelle ou utilise des indications de forme graphique ou textuelle. En incluant, sans hiérarchie de valeurs, des bruits et des sons naturels, il les fait redécouvrir en toute innocence, avec une joie simple et pure, en particulier dans ses pièces conceptuelles. Cet ouvrage se penche aussi sur ses œuvres plastiques, cinématographiques et muséales (conception d’expositions), non moins inventives et expérimentales, sur les liens de parenté qui les unissent à ses compositions musicales, ainsi que sur la fructueuse collaboration avec le danseur Merce Cunningham.

Autobiographie de Cage

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Trois avant son décès, lors d’une conférence donnée à Kyōto, John Cage a résumé sa vie avec concision, humour et sens de la narration. Une réédition bilingue vient tout juste de paraître aux Editions Allia, dans un agréable opuscule en tête-bêche. On y retrouve quelques-uns de ses thèmes de prédilection, en particulier l’usage du silence. Cage évoque librement et brièvement aussi bien la raison pour laquelle il a quitté l’université et n’a pas poursuivi son apprentissage d’architecte que ses études de composition auprès de Schoenberg, ses premières pièces ou ses œuvres plus récentes. Il relate sa découverte du bouddhisme zen, mentionne ses lithographies, aquarelles et autres créations graphiques, effleure sa passion pour la mycologie ou son écriture de mésostiches, avant que de conclure sur un lumineux hommage à la percussion, qui peut apporter aux musiciens une autre dimension du temps et leur apprendre l’importance du silence.

La contestation des années 60 dans la musique

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Auteur d’une biographie de Cage qui avait fait date (et par ailleurs auteur de la préface de la monographie présentée ci-dessus), Jean-Yves Bosseur décrit, dans un ouvrage des éditions Minerve, un panorama des attitudes contestataires dans la création musicale des années 1960, souvent influencées par l’exemple des compositeurs américains réunis sous l’appellation d’école de New York : Brown, Feldman, Wolff, et surtout Cage et sa recherche de la non-intentionnalité et de l’imprévisibilité du processus musical, son intégration du bruit et du silence, sa stimulation de la perception du phénomène sonore impliquant une écoute plus active de l’auditeur, son attitude opposée à ce qui enferme, divise et hiérarchise, son abandon, au profit d’événements musicaux à chaque fois différents, du concept d’œuvre achevée sous la responsabilité unique d’un compositeur. L’auteur, qui a vécu de l’intérieur ces luttes musicales et sociales, et qui n’en cache pas les désillusions ni les ambiguïtés, développe un mémoire de musicologie, soutenu sous sa direction, de Radosveta Bruzaud, trop tôt disparue.

La contestation politique de cette période suscite des pratiques musicales nouvelles ou renouvelées (création et improvisation collective, théâtre musical, interdisciplinarité, formes ouvertes) ainsi qu’une remise en question des institutions de la politique culturelle officielle (y compris celles de l’avant-garde devenue académique) et même de la notion d’œuvre, voire de compositeur. Bosseur expose l’histoire et les ambitions artistiques de différents mouvements, aux préoccupations socio-politiques, aux directions esthétiques et aux méthodes différentes, qui, malgré une volonté de démocratisation de la culture, sont restés principalement élitistes. On y trouve des groupes d’improvisation collective, avec ou sans équipement électronique, des groupes de live electronic, mais aussi le Scratch Orchestra de Cornelius Cardew, le GERM, le New Phonic Art et surtout le mouvement Fluxus. Ce dernier, inspiré de Cage, de même que du dadaïsme et de Duchamp, avait pour ambition de faire fusionner l’art et la vie quotidienne dans le cadre d’actions-performances, et de briser les frontières entre les arts. Tous possèdent en commun la primauté du processus de production sur le produit et de l’événement sur l’objet esthétique.
 

La musique expérimentale américaine

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Compositeur majeur de la musique contemporaine américaine, Alvin Lucier enseignait à la célèbre Wesleyan University de Middletown CT, dont le département musical est particulièrement reconnu. Parues sous le titre donné par l’administration à son cours (Music 109), des notes prises durant quatre décennies par des élèves ont été arrangées et triées à cette occasion. Conservé à la demande du professeur, le caractère oral original a été respecté par la traduction française parue aux éditions Héros-Limite, bien qu’on y décèle, heureusement rarement, quelques approximations, par exemple à la page 209 où, d’une part, « pattern », utilisé ici pour désigner les échelles des modes de l’octoéchos, est traduit à contresens par « motif » et, d’autre part, « major and minor keys » se métamorphose en « touches majeures et mineures » alors qu’il s’agit dans ce contexte des modes majeurs et mineurs. On regrettera par ailleurs l’absence d’appareil critique et surtout d’index. Cela ne gâte cependant pas le plaisir d’aborder cette source de première main dans laquelle Lucier, témoin direct, voire protagoniste des créations, présente, sans soucis d’exhaustivité, des œuvres d’une importance capitale pour la musique contemporaine expérimentale des Etats-Unis, ou qui ont au moins ouvert de nouvelles voies, écrites par des compositeurs qu’il a pour la plupart côtoyé et bien connu (parmi lesquels Ashley, Cage, Feldman, Glass, Reich, Wolff, ainsi que Lucier lui-même, qui reste cependant modeste tout au long du livre, malgré sa contribution significative à ce demi-siècle de découvertes musicales). Partageant avec conviction son enthousiasme non dissimulé (des termes comme « merveilleux » ou « magnifique » reviennent très fréquemment), il révèle les idées qui se trouvent à l’origine de ces pièces, les situe dans leur contexte, décrit quelquefois la réception du public. Il aborde aussi quelques notions musicales de base, puisque son cours accueillait également des néophytes. Cette incitation à l’écoute illustre l’idée de Cage selon laquelle la musique devrait être une découverte, et non la reproduction d’habitudes ou de goûts personnels.

 

Anne de Fornel, John Cage, 728 p., € 49.00, Fayard, Paris 2019, ISBN 9782213705057

John Cage : Autobiographie, Édition bilingue, 64 p., € 6.50, Éditions Allia, Paris 2019, ISBN 979-10-304-1180-5

Jean-Yves Bosseur : Musique et contestation. La création contemporaine dans les années 1960, 228 p., € 22.00, Éditions Minerve, Paris 2019, ISBN 978-2-86931-153-4

Alvin Lucier: Musique 109. Notes sur la musique expérimentale, 272 p., € 22.00,
Éditions Héros-Limite, Genève 2019, ISBN 978-2-940517-83-1

 

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