La musique au défi du 21e siècle

Cet essai de Lionel Esparza cherche à comprendre pourquoi la musique classique paraît aujourd’hui déconnectée de son environnement.

Détail de la couverture du livre

La musique dite classique est-elle parvenue au terme de son évolution ? A-t-elle échoué à s’adapter à l’évolution des sociétés occidentales, dans lesquelles elle n’est plus désormais qu’un camp retranché au milieu d’un flot de musiques en grande partie commerciales ?

Lionel Esparza, dans cet essai brillant, cherche à comprendre pourquoi la musique classique paraît aujourd’hui déconnectée de son environnement. Le rock, après la jeunesse et les couches populaires, n’a-t-il pas gagné les élites, qu’elles soient économiques, politiques ou même intellectuelles, s’introduisant jusque dans les critères de la recherche ? Nous sommes loin en effet des périodes où la musique occupait des fonctions importantes et se disait universelle. La remarque liminaire sur l’absence de tout représentant de l’État français aux obsèques d’Henri Dutilleux (la ministre de la Culture avait préféré se rendre à celles de Georges Moustaki) est à cet égard révélatrice. Pourtant, l’État est devenu, au 20e siècle, le soutien principal de ce type de musique, remplaçant les anciens mécènes, l’« être insaisissable » de la musique se prêtant mal par ailleurs au marché sur lequel s’échangent les œuvres d’art plastique. Et l’auteur de se demander pourquoi, en définitive, il continue à financer un art qui lui est devenu indifférent, le projet gaullien d’un partage de la culture savante, inspiré par Malraux, ayant été sous l’impulsion de Jack Lang détourné sur la valorisation de la créativité individuelle et sur un « tout culturel » qui noue l’art aux intérêts économiques.

La thèse centrale du livre porte sur le lien consubstantiel qui existe entre la musique et le sacré, et le décalage ainsi produit vis-à-vis de sociétés modernes désacralisées : « le champ classique fonctionne comme un espace de sacralité », écrit l’auteur, parlant de la partition comme d’un « texte sacré » et des interprètes comme d’officiants. La musique classique aurait ainsi prolongé ce rapport au religieux et à la transcendance, dont la modernité et l’avant-garde de l’après-guerre seraient les derniers avatars, et même, pour Esparza, d’ultimes tentatives de sauvetage. C’est pourquoi la musique ne serait jamais parvenue à être réellement « contemporaine », malgré les efforts de Cage en ce sens, la reproductibilité technique lui donnant le coup de grâce en détruisant son aura. Retraversant l’histoire à grands pas, l’auteur se concentre sur le moment où cette sacralité prit la forme de la musique absolue, soit à l’époque de Beethoven, et où l’artisan devint génie, l’employé un artiste libre, le compositeur dissocié de l’interprète.

Toutefois, la thèse bien connue selon laquelle l’œuvre musicale, à partir de Beethoven, transforme les catégories religieuses en catégories esthétiques, conduit moins à une nouvelle alliance entre musique et religion qu’à la prise de conscience de la musique comme une forme de pensée en soi, une pensée non pas fondée sur la raison mais sur le sensible, et dans laquelle le corps joue un rôle essentiel (ce qui se dessine déjà dans le Neveu de Rameau de Diderot et que les premiers romantiques allemands théorisèrent, donnant à la musique un rôle de modèle pour les autres arts). Cette pensée musicale avait toujours été présente, mais, subordonnée au contenu religieux, elle ne pouvait s’énoncer en tant que telle. Aussi la modernité prolonge-t-elle moins le caractère religieux de la musique qu’elle ne tire les conséquences de cette autonomie nouvellement acquise. Devenue « un monde en soi », selon l’expression de Tieck, elle ne se présente plus comme un art d’imitation ou de reproduction et renonce à toute fonction sociale déterminée, ce qui la conduit à constamment transformer son propre langage. En ce sens, et pour autant qu’elle ne renonce pas à cette exigence de pensée, elle produit des significations qui lui sont propres et qui demeurent intraduisibles dans un autre médium. Certes, elle est menacée par la routine et la commercialisation d’un côté, qui fausse le rapport au répertoire, et par les musiques de l’immédiateté de l’autre, qui reflètent si bien l’aliénation générale ; elle pâtit aussi de la confusion des valeurs qui caractérise le moment historique. Pourtant, « au cœur du déchirement moderne », comme le dit très justement Esparza, elle demeure une forme de conscience critique dans laquelle le sacré, le religieux, le magique, mais aussi la complexité des affects, la force des pulsions et le pouvoir de la réflexion sont tout à la fois absorbés, dépassés et reconfigurés. Que cette tâche essentielle exige une forme d’attention qui s’oppose au zapping généralisé, faisant de la création un lieu de résistance, ne devrait pas conduire à opposer, comme le fait l’auteur, ascétisme et jouissance. Car ces catégories sont non seulement idéologiques, mais elles sont aussi médiatisées par le travail compositionnel, qui en interroge les relations afin de les surmonter.

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Lionel Esparza : Le génie des Modernes. La musique au défi du XXIe siècle, 300 p., € 21.00, Premières Loges, Paris 2021, ISBN 978-2-84385-371-5

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