Hopkinson Smith – « donner vie à la musique »

Interprète, créateur et pédagogue, il est l’une des figures majeures du renouveau de la musique ancienne. Il relève le défi qui lui tient à cœur : restaurer les premières œuvres pour luth du 16e siècle.

Hopkinson Smith transmet à ses étudiants le sens de l’équilibre : « l’autorité vient de la musique, pas de la personne ».
Photo : Philippe Gontier

 

Avec son nouvel album, Hopkinson Smith offre un nouveau souffle aux musiques de Spinacino et Dalza. Entretien.

 

Hopkinson Smith, vous avez consacré votre vie au luth… qu’est-ce qui vous a attiré vers cet instrument ?

La musique a toujours été omniprésente depuis mon enfance. J’ai commencé par l’apprentissage du piano, puis j’ai joué divers autres instruments, comme le cor, la trompette… C’est en Europe que j’ai véritablement découvert les instruments à cordes pincées. A 19 ans j’étais fasciné par la guitare et la sonorité d’Andrés Segovia. Puis j’ai découvert le luth à 22 ans ! Mon attirance vers cet instrument s’est peu à peu développée : la forme, le visuel, le tactile, les doubles cordes, la sonorité, la résonnance intérieure, la poésie… C’est un instrument dont les différentes sensibilités expressives m’attirent, il renouvelle l’esprit. La corde pincée m’a toujours touché. Mais c’est la sonorité du luth qui m’a le plus parlé. D’avoir cet instrument dans mes mains est une sensation tactile dont je suis chaque jour reconnaissant.

 

Vous commencez votre apprentissage du luth en Europe. Que retenez-vous des enseignements de vos grands maîtres, Emilio Pujol et Eugène Dombois ?

Au début des années 70, j’étudiais la musicologie à Harvard, et il n’y avait aucune possibilité d’étudier les cordes pincées aux Etats-Unis. Mais l’Europe offrait à cette époque plusieurs options. Je suis donc d’abord parti en Catalogne pour suivre les cours de guitare et de musique ancienne auprès d’Emilio Pujol, qui reste l’une des personnalités les plus marquantes dans ma vie pour sa manière de communiquer sa conception de la sonorité, son amour pour l’art musical, et pour les êtres humains. L’enseignement de Dombois à la Schola Cantorum de Bâle m’a permis de découvrir cet énorme répertoire qui appartient à la famille des luths. Je pensais ne rester que quelques années… et j’y suis toujours (sourires). Il m’a transmis une manière d’écouter et de laisser sonner la corde sur l’instrument, il a partagé cette conception organique de la musique et des états d’âme, la recherche de cette richesse intérieure pour pouvoir interpréter une œuvre, mon arrivée en Europe a donc été décisive.

 

Comme vous le dites souvent, le luth n’est pas un instrument, c’est une famille d’instruments…

Oui, la grande différence entre les luths est le nombre de cordes, qui a augmenté avec l’histoire. Selon le répertoire que j’interprète, l’instrument que j’utilise est différent. Le luth classique du début de la Renaissance a six chœurs (soit cinq doubles cordes et une corde simple). Les premières sources de musiques italienne (comme Spinacino et Dalza) et française du 16e siècle sont interprétées avec ce luth. Un siècle plus tard, vers 1600, c’est plutôt le luth à huit chœurs qui convient à l’interprétation des œuvres de cette époque. Puis au 17e siècle, on va rapidement vers une augmentation dans le nombre de cordes, pour arriver au luth baroque, qui a entre onze et treize chœurs. Cet instrument est utilisé chez un grand nombre de compositeurs français. Mon entrée dans le répertoire de la musique ancienne s’est faite à travers cette famille d’instruments. J’ai également fait beaucoup de projets avec des instruments à cordes simples, comme la guitare classique et le théorbe… Mais la double corde procure une certaine magie et une résonnance que la corde simple n’a pas.

 

Dans le répertoire pour luth, l’improvisation est-elle une pratique courante ?

Tout à fait. On cherche toujours un style d’improvisation qui garde un rapport direct avec le répertoire qu’on accompagne ou que l’on joue en soliste. Dans la musique baroque, il y a beaucoup d’accompagnement avec la basse continue (soit la basse chiffrée). Selon la musique qu’on accompagne, l’improvisation que l’on fait peut être très élaborée et très raffinée. Dans la musique de danse de la Renaissance, on observe une progression d’accords qui invitent à l’improvisation. Un grand nombre de recercare et de fantaisies sont de l’improvisation. Je fais souvent des arrangements pour luth seul, et dans ce cas l’élaboration des lignes procède aussi de l’improvisation. Par exemple, l’œuvre de Marchetto Cara (Io non compro più speranza) incluse dans mon nouvel album est, en réalité, une chanson dont j’ai fait un arrangement pour luth seul. La version originale est à quatre voix, et il existe dans le livre de Franciscus Bossinensis une version pour voix et luth que j’ai prise comme base pour réaliser ma version soliste avec diminutions au luth.

 

La pratique de l’improvisation fait donc partie intégrante de la musique baroque. Mais est-elle suffisamment mise en valeur au sein des conservatoires en Europe ?

D’abord il faut acquérir une bonne base technique des mains, et une bonne oreille pour pouvoir écouter les différents registres et voix instrumentales. Mais ce qui est aussi important et a été effectivement un peu négligé envers les premières générations formées dans les conservatoires, c’est l’improvisation et l’indépendance de l’instrumentiste dans différents contextes. Car les manières d’improviser ne sont pas les mêmes selon que la musique est composée en 1500, 1550 ou 1600… des différences peuvent aussi exister selon les pays. Je pense donc qu’il est essentiel de développer le sens du geste musical et la conduite de l’harmonie et de la polyphonie, indépendamment de ce qui est écrit dans la partition. Il y a beaucoup à faire, et on pourrait passer toute son éducation à développer l’improvisation, mais il faut au moins que cela fasse partie de la formation des musiciens. Il faut dire qu’en ce qui concerne l’accompagnement selon la basse chiffrée, beaucoup de fantaisie et de liberté sont laissées à l’interprète dans l’improvisation, ce qui va beaucoup servir celui qui veut bien pratiquer cette discipline.

 

Vous enseignez à l’Académie de musique de Bâle – Schola Cantorum Basiliensis. En tant que professeur, que souhaitez-vous transmettre à vos étudiants ?

Le sens de l’équilibre… aux étudiants qui veulent faire la « révolution », il s’agit de leur montrer que l’autorité vient de la musique et non pas de la personne, et de proposer un cadre disciplinaire qui leur permette de développer leur richesse intérieure. Chez les étudiants timides, j’essaie de leur inculquer la révolution (sourires), d’élargir leur panorama musical. Humilité, attitude du cœur et passion sont les mots clés.

 

Si l’on compare l’époque durant laquelle vous avez débuté vos études de musicologie aux Etats-Unis, la musique ancienne y a-t-elle trouvé sa juste place dans l’enseignement aujourd’hui ?

Effectivement. Il y a davantage d’opportunités pour les élèves qui souhaitent se lancer dans les études musicales aux Etats-Unis, de plus en plus de très bons musiciens en ressortent diplômés. Mais je dois dire que l’impulsion vient toujours de l’Europe, parce que les racines culturelles y sont beaucoup plus profondes et la présence de la musique ancienne dans la vie, est différente. Aujourd’hui je dirais que Boston, Chicago, New York, et San Francisco comptent parmi les bons centres culturels de formation à la musique ancienne aux Etats-Unis. Certains ont une activité indépendante et bien établie.

 

Vous avez eu une longue expérience de musique de chambre, notamment avec Jordi Savall et l’ensemble Hespèrion XXI, dont vous avez participé à la création. Dans les années 80, vous décidez de vous consacrer au vaste répertoire solo pour cordes pincées. Pourquoi ce choix ?

En tant que personne, on évolue. J’ai beaucoup apprécié jouer avec Jordi Savall. Mais à un moment donné c’était devenu clair que si je voulais véritablement aborder les répertoires solistes qui me touchaient profondément, il fallait que je me dédie totalement à cela. On est un peu seul dans cette voie mais dans un monde très créatif et stimulant. Cette solitude est nécessaire pour cultiver ce que l’on cherche. Je ne regrette donc pas d’avoir fait cette transition. Aujourd’hui, je me produis essentiellement en solo, que ce soit avec la guitare ou d’autres instruments à cordes pincées. En 2022, j’ai donné des récitals au Mexique, aux Etats-Unis, et plus récemment, au Canada. Mais la musique de chambre n’est pas exclue. Ces dernières années, j’ai souvent partagé la scène avec la soprano Mariana Florès, et en 2015 nous avons enregistré un album sur les chansons de John Dowland. En 2023, j’ai aussi quelques concerts prévus en Allemagne avec Sophie Klussmann.

 

Votre récital donné au festival Luths et Théorbes à Genève, était axé autour des œuvres de Francesco Spinacino et de Joan Ambrosio Dalza. Vous travaillez sur la restauration de ces partitions du 16e siècle, afin d’en clarifier le discours. Quel est le défi majeur dans ce travail de reconstruction et d’interprétation de tels textes ?

Les livres de Spinacino (1507) et de Dalza (1508) ont été publiés par Ottaviano Petrucci, premier éditeur de musique polyphonique à qui l’on doit de luxueuses éditions d’ouvrages, qui sont très soignées. Mais j’ai constaté avec étonnement que l’édition originale des Libro Primo et Libro Secondo de Spinacino était peu fiable. On trouve dans le texte certaines confusions et incohérences : mouvements de voix musicales et instrumentales inexplicables, illogismes, non sequitur, mesures manquantes… le travail consiste à reconnecter les bouts perdus, combler les lacunes, reconstruire une version cohérente…, en faisant des essais… on ne sera jamais ce que Spinacino a voulu faire dans ses compositions. Mais on a le choix : soit d’essayer de les restituer de manière compréhensible afin qu’elles puissent être interprétées, soit de les laisser en l’état original, et alors on ne pourra pas les jouer. Quand il s’agit de musique ancienne, il faut retrouver les moyens que les gens avaient à cette époque-là pour donner vie à la musique. Et le défi c’est justement de donner la vie à la musique, qu’elle soit ancienne ou moderne. J’ai, en quelque sorte, pris mon « microscope » musical et effectué des « chirurgies » sur les pièces Spinacino, avec l’objectif de les mettre en valeur, de leur donner une dignité et de les rendre convaincantes. Quant à la musique de Dalza, elle est très différente et s’inspire plutôt de la musique populaire et de ses danses. Il avait indiqué au début de son livre (Libro Quarto) que les versions étaient plutôt simplifiées et peu élaborées, et qu’il avait l’intention de composer un deuxième livre comprenant des versions plus compliquées… J’ai pris donc la liberté de développer les danses dans ce sens, de les élaborer et de les prolonger, compte tenu aussi du fait que la partie d’improvisation est un élément fondamental dans la danse.

 

Votre nouvel album Bright and Early sortira en février 2023. C’est votre premier enregistrement consacré aux œuvres de Spinacino et de Dalza…

Oui, le titre Bright and Early évoque la journée, le début de la musique instrumentale pour luth, car les livres de Spinacino et de Dalza contiennent la première musique pour luth imprimée et constituent les premières sources de musique pour cet instrument. Sur les vingt-sept Recercare de Spinacino qui nécessitent une élaboration, j’en ai retravaillé huit pour l’album. Quant à Dalza, j’ai retouché quelques dix œuvres sur une trentaine existantes. Il y a aussi le projet de publier plusieurs arrangements, adaptations et versions de ce répertoire italien avec une maison d’édition parisienne. Mais c’est un projet à long terme…

 

Album Bright and Early, sortie février 2023 chez Naïve Records

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