Des moutons noirs aux blousons noirs

Quand j’ai vu cette affiche pour la première fois, j’ai cru à une plaisanterie. Un gag d’étudiants ou d’un groupuscule de gauche pour se moquer de l’UDC. Eh bien, pas du tout. Renseignements pris au bureau cantonal du parti, c’est bien avec cette photo que l’UDC genevoise entend faire accepter au peuple une diminution des subventions à la culture.

La culture, c’est donc ça pour l’UDC: un vieux rockeur à la fois ridicule et agressif, en contraste avec la jeunesse bien coiffée et au costume sentant bon la lessive qui se consacre au sport.

D’abord, la culture, c’est aussi l’opéra, le théâtre, les musées, les chorales, les fanfares, les leçons de piano, les classes de cordes dans les écoles. Ensuite, on peut avoir l’allure du vieux voyou de l’affiche et être quelqu’un de tout à fait respectable: Mick Jagger et Robert Plant ont la même coiffure. Le premier a été anobli par la reine d’Angleterre, le second a reçu le Prix du Centre Kennedy des mains du président Obama.

PixCove

Barack Obama remet à un sosie de l’affiche UDC (Robert Plant, chanteur de Led Zeppelin) le Prix du Centre Kennedy, la plus prestigieuse distinction culturelle américaine.

Enfin, la culture doit être parfois subversive, dérangeante, provocante. Notre société a besoin de ça aussi, de cette critique, de cette vision qui interroge, de cette remise en question. Baudelaire, Verlaine, Beethoven, Sidney Bechet, Georges Brassens: des milliers d’artistes ont eu des démêlés avec la justice. Aurait-il fallu moins de culture pour les faire taire ? Du reste, dans le registre de la provocation, l’UDC n’a de leçon à donner à personne.

Parce que c’est bien cet aspect de la culture qui dérange la droite dure: au bureau de l’UDC, Eric Bertinat, Conseiller municipal et Député au Grand conseil genevois, m’avoue qu’il a été outré par les revendications musclées des partisans de l’Usine, haut lieu de la culture alternative genevoise, en bisbille avec le Canton pour une histoire d’autorisation de débit de boissons. Une manifestation de soutien a dégénéré le 19 décembre dernier, avec des déprédations commises notamment sur le Grand Théâtre. Malheureux amalgame, car la culture, ce n’est pas ça. Tous les artistes vous le diront. Même ceux qui jouent de temps en temps à l’Usine.

Au téléphone, j’ai l’impression qu’Eric Bertinat ne comprend pas où je veux en venir quand je lui explique que la culture joue un rôle fondamental de stabilisation sociale, que la musique en particulier aide les enfants à se développer et à se sociabiliser. Il existe des centaines d’études à ce sujet. Mentionnons-en une seule, publiée en 2014 par l’Université du Vermont. Elle démontre que la musique aide à développer la concentration, à contrôler les émotions et à diminuer l’anxiété: exactement ce qu’il faut pour éviter les déprédations du Grand Théâtre, non?

Mais j’aimerais plutôt diriger les auteurs de cette affiche vers une vidéo édifiante de Boris Cyrulnik qui explique en quelques mots pourquoi la culture devrait être la réponse aux menaces terroristes (dès 4:50), avec l’exemple du théâtre qui, en Grèce antique, précédait le débat politique. Puis il démontre comment les slogans (qui font croire qu’on a compris alors qu’on se contente de réciter) soumettent les gens à une représentation dépourvue de jugement. Pour vivre dans une société plus sûre, plus calme, plus respectueuse, telle que le souhaite l’UDC – et nous aussi –, il faudrait justement plus de culture.

Eric Bertinat me le rappelle: «de toute façon, l’UDC plaide d’une manière générale pour une culture non subventionnée». Que nous resterait-il? Les films de James Bond et les concerts de Justin Bieber? Soyons sérieux, la vraie culture, celle qui fait avancer notre société et la stabilise, celle qui fait grandir l’être humain (allez voir la Neuvième de Beethoven dansée par le Ballet Béjart), n’est pas rentable. Et cela, les politiciens l’ont compris, pour autant qu’ils aient un peu… de culture.